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"Une montagne de liquidités pour les acquisitions"

Reprise d'entreprise
Environnement économique

"Le Coronavirus fausse les chiffres de 2020 pour bon nombre d’industries. La question est la suivante : quel flux de trésorerie doit-on prendre en compte pour réaliser une évaluation pertinente ?"

Le professeur Mathieu Luypaert (lire page 1) réalise pour M&A Know-how l’analyse de cette année 2020 décidément très particulière. Le Covid-19 s’est immiscé considérablement dans la vie sociale et économique. Comment le marché des fusions et acquisitions a-t-il tenu le coup ?
 

Le Covid-19 a-t-il frappé partout avec la même intensité ?

Mathieu Luypaert : « Certainement pas. Certains secteurs résistent mieux que d’autres à pareille crise, voire en récoltent les fruits. Songez aux entreprises technologiques et à toutes les sociétés liées aux soins de santé. Plus les entreprises affichaient de la résistance face au Covid-19, plus nous avons constaté de rachats en 2020. Dans l’horeca en revanche, personne ne manifestait le moindre intérêt à reprendre quoi que ce soit. »
« Je m’attends à voir, début 2021, davantage de transactions dans des secteurs qui sont à la traîne actuellement. Et il y aura un intérêt pour les distressed acquisitions, les entreprises dites en difficulté, qui auraient fait faillite autrement. Elles ont pu prolonger leur existence grâce aux aides gouvernementales. »

Vous parlez de sociétés zombie ?

« Les entreprises zombies sont des sociétés qui traversaient déjà des difficultés et qui s’enfoncent encore plus en raison de la crise. L’intérêt des acheteurs se portera principalement sur les entreprises qui présentent du potentiel, mais qui ont été mises à l’arrêt par le Covid-19 et qui ont, par conséquent, vu se tarir leurs liquidités. Pour ces entreprises, il y a encore un avenir et il y aura des parties intéressées. »

« Il y a deux types d’acheteurs. D’une part il y a les acheteurs stratégiques. Il s’agit, par exemple, de concurrents dans le secteur qui se portent bien, disposent des ressources nécessaires et souhaitent se consolider. D’autre part, il y a les repreneurs financiers, les sociétés de capital-investissement, ou Private Equity (PE). En ce moment, elles dorment sur de gigantesques montagnes d’argent. Leurs réserves de liquidités ont atteint 2,5 billions d’euros (soit 2,5 suivis de douze zéros). Toutes prêtes à être investies. De nombreuses entreprises souffrent d’un manque de liquidités, les possibilités de combinaisons sont donc légion. De plus, ces sociétés de capital-investissement poursuivent de plus en plus une stratégie de buy & build. Elles achètent une entreprise dans un secteur en utilisant cette société comme plateforme pour en ajouter d’autres. Je constate que ce type de transactions tend à se généraliser. »

Les sociétés de capital-investissement regorgent de capitaux et sont en quête d’acquisitions. Qu’est-ce que cela implique pour le rôle des financiers traditionnels, les banques ? Les accords sont-ils structurés différemment maintenant ?

« Il n’existe pas de chiffres officiels, mais si j’en crois mes conversations avec les acteurs professionnels du secteur, je remarque que les banques font preuve d’une prudence accrue. Elles sont moins enclines à financer la majeure partie du montant du rachat. Par conséquent, il convient de structurer différemment les accords. Une technique qui gagne en popularité est celle du vendeur qui avance le financement. Celui-ci peut, par exemple, autoriser que 30 % du montant de l’achat soit remboursé au cours des cinq prochaines années, cette opération étant assortie d’un taux d’intérêt déterminé. Jusqu’en 2019, nous nous trouvions en présence d’un marché de vendeurs. Vendre s’avérait très intéressant. Nous constatons dorénavant qu’il devient plus intéressant d’acheter. Les acheteurs disposent d’un pouvoir de négociation plus important, les vendeurs sont donc prêts à attendre une partie de leur argent. »

Il y a donc des bonnes affaires à réaliser ?

« Les évaluations font l’objet de nombreuses discussions. Lors d’une acquisition, elle est déterminée sur la base d’une mesure du cash-flow opérationnel – généralement l’EBITDA – auquel il faut appliquer un multiple. Excepté dans des secteurs très performants comme la technologie et la santé, ces multiples vont quelque peu diminuer. Le grand piège réside dans l’EBITDA. Comment déterminer un flux de trésorerie normal ? La crise du Coronavirus fausse les chiffres de 2020 dans pas mal d’industries. La question est la suivante : quel flux de trésorerie est-il véritablement pertinent pour servir de base à l’évaluation ? Est-ce le cash-flow de 2020 ? Celui de 2019 ? L’acheteur voudra surtout s’appuyer sur le présent, le vendeur préférera faire référence au passé. »

« Pour sortir de l’impasse, nous constatons que pour bon nombre d’affaires, on a recours à un paiement différé variable, un earn-out. Dans ce cas, le prix de vente final dépend de la performance ultérieure. Un earn-out ne constitue pas une solution miracle, car il est souvent source de discussions par la suite. Actuellement, la plupart des contrats utilisent néanmoins cette technique, en guise de réponse à l’incertitude actuelle. »

Quels sont les autres enseignements de la crise du Coronavirus ?

« Que le marché connaît nettement moins d’activités transfrontalières, moins de transactions étrangères. Cela ne se limite pas à la Belgique, il s’agit d’un phénomène à l’échelle mondiale. Cette tendance se dessinait déjà en 2019 et est encore renforcée par le Covid-19 car bon nombre d’entreprises ont commencé à se concentrer sur le marché domestique. L’accent mis sur le marché intérieur suit la vague protectionniste et nationaliste. Considérez les États-Unis et l’attitude Make America Great Again : il y a beaucoup de transactions nationales, mais les transactions étrangères sont sous pression. C’est également le cas en Europe. On craignait que la baisse des évaluations due au Covid-19 ne crée des opportunités pour les acteurs asiatiques. Cette menace a été délibérément bloquée, en partie grâce aux nouvelles réglementations édictées par la Commission européenne. C’était surtout l’idée que des secteurs stratégiques puissent tomber entre les mains de la Chine ou du Moyen-Orient qui s’avérait particulièrement préoccupante. »